« Le secteur de la santé doit s’engager dans le développement durable pour différentes raisons », explique Pauline Modrie. Selon l’OMS, les changements climatiques sont, aujourd’hui, la plus grande menace pour la santé de l'humanité. Nos infrastructures aussi sont particulièrement vulnérables aux changements climatiques (inondations, sécheresses, etc.). Prendre en compte cet enjeu majeur à l’hôpital est donc avant tout une question de risk management.
Une deuxième raison se rapporte à l'éthique. La pratique du soin aujourd’hui peut-elle encore ignorer la pression sur l'environnement et l’exploitation des ressources qui amène inévitablement à dégrader les conditions de vie des patients les plus vulnérables qu'on essaie de soigner par cette même médecine ?
Enfin, certains chiffres montrent que les soins de santé en Belgique représentent jusqu’à 7,7% de l'empreinte carbone nationale. À l'échelle mondiale, la moyenne est de 4,4%, ce qui n'est pas négligeable. De plus, l'hôpital, exerçant un rôle de modèle dans la société, ce qui s’y passe est dès lors important pour les changements sociétaux. Il est généralement estimé que pour qu’un changement de société opère, il suffit de 5 à 10% de la population pour constituer le point de bascule. Pour toutes ces raisons, il est important de travailler au développement durable à l'hôpital .»
Le chemin de Pauline Modrie
Le déclencheur de l’engagement de Pauline Modrie est l’exposition « Vivre ou survivre : un état des lieux de notre planète » au Musée des Sciences Naturelles de Belgique quand elle avait 15 ans. « J'ai été bouleversée par cette exposition et j'ai acheté le livre du même nom, que j'ai toujours. Par après, j'ai choisi des études de bioingénieur. Au cours de ces études, les étudiants sont fort sensibilisés à la biosphère, aux sciences de la terre, à tout le rapport à la terre, même si dans les études d'ingénieur agronome - appelées ainsi à l'époque - on apprenait aussi certaines pratiques agricoles qui ne sont pas forcément durables.
Il y a 20 ans, la dynamique autour du changement climatique prenait son élan. Jean-Pascal Van Ypersele que j'ai eu comme professeur de climatologie, nous en parlait déjà. J'ai fait ma thèse à l'UCL sur les transferts de gènes de virulence entre bactéries, et travaillé un peu sur les biopesticides. Engagée chez GSK pour travailler sur les aspects de risk management, j'avais déjà envie de pousser certains projets de développement durable.
Arrivée à l'hôpital, en 2016 à Ottignies, j'ai eu l’occasion de participer à l’installation d’un prototype d'épuration de micropolluants, développé par un ami de thèse. La station d'épuration a été installée et s'est révélée ultra efficace en éliminant jusqu’à 90% des résidus médicamenteux. Il y a eu des communications sur le sujet, et cela a fait beaucoup de bruit, les gens étaient intéressés et voulaient soutenir le projet. Ayant par la suite déménagé dans la région de Namur, j'ai eu l’occasion de rencontrer le CHU UCL Namur lors d’une journée des cadres sur le développement durable.
Un poste de conseillère en développement durable a ensuite été créé et j’ai eu la chance d’être recrutée. Le travail est super intéressant. Il y a cet aspect de coopération au-delà de tous les aspects de marketing hospitalier ou de politique de réseaux que j'aime bien. Quand on travaille avec des gens dans le développement durable, on a vraiment besoin de la coopération et je me rends compte que la coopération est hyper efficace pour tout le monde, y compris pour celui qui partage son travail. »
L'écoconception des soins
Quatre principes sous-tendent le rôle de la bioingénieure dans l'hôpital afin d’obtenir la durabilité recherchée: capitaliser sur les défis et les acquis, renforcer les bonnes pratiques et faire émerger des projets, renforcer la capacité d'action des collaborateurs, les collaborations internes et externes, et chercher à avoir un impact sur la société.
L’augmentation de la capacité d'action des collaborateurs est un principe important car ce qui impacte le plus le climat dans les soins de santé est principalement lié aux décisions que les responsables/soignants/ acheteurs vont prendre concernant notamment les médicaments, les dispositifs médicaux, la durée de vie des équipements, etc.
Afin de pouvoir travailler à toute cette partie, il faut que les personnes qui s'y consacrent sur le terrain puissent faire des propositions écoresponsables et alternatives si possible. Un exemple: «Au bloc opératoire sur le site hospitalier de Godinne, l'écoconception de la procédure d'anesthésie a été abordée. À chaque étape, les anesthésistes ont réfléchi à ce qui était vraiment utile, quelles étaient les possibilités de réutilisation ou de substitution par des alternatives moins polluantes et comment revaloriser les déchets.
Parfois, une revue de la littérature permet simplement de retirer certaines choses, ou il suffit de remplacer des gaz anesthésiants par des gaz ayant un impact différent. Pour réaliser cette démarche, il est indispensable de faire monter les responsables en compétences concernant ce qu'on appelle l'écoconception des soins. Cela nécessite des formations. Nous avons un important programme de formation afin de sensibiliser tous nos cadres au développement durable. À cette fin, nous avons mis en place un laboratoire d'idées où nos collaborateurs travaillent autour de l'écoconception. Avec un financement de la Fondation Roi Baudouin, nous travaillons également à la conception d’un jeu à destination de tout le personnel pour stimuler cette capacité d'action. »
Les gens ne se rendent pas toujours compte qu’il ne suffit pas uniquement de trier les déchets et de consommer moins de papier pour avoir un impact important sur la décarbonation des soins. Il faut le savoir mais surtout y remédier. Cet aspect méthodologique nécessite une personne pour donner et constituer les formations, cela fait partie du travail de Pauline Modrie.
Selon l’OMS, les changements climatiques sont, aujourd’hui, la plus grande menace pour la santé de l'humanité
Renforcer les collaborations
En matière de transformations durables, la coopération est un principe capital, tant les collaborations en interne qu'avec d'autres institutions de soins. «Au CHU UCL Namur, nous échangeons énormément avec les autres hôpitaux, et pas uniquement en ce qui concerne le développement durable mais à tous les niveaux. Je me dis que ce n'est pas parce que les autres sont bons que notre travail sera moins bon, que du contraire. C'est bénéfique pour tout le monde, y compris pour moi, et ces échanges font vraiment avancer nos bonnes pratiques de manière fulgurante.
Nous collaborons aussi avec des associations, par exemple avec Health Care without Harm (cf. numéro précédent du magazine), nous partageons des études de cas, nous avons accès à des vidéoconférences, etc. Nous collaborons également avec l'UNESSA, notre fédération d'hôpitaux, pour essayer de maximiser le partage des bonnes pratiques et avec le SPF Santé pour des enquêtes sur la circularité, les achats… Nous avons aussi le devoir de donner de l'input pour qu’à l'échelle des autorités les décisions prises aillent dans le bon sens. Je gère tout l'aspect collaboratif dans mon travail. »
On est allé trop loin, trop vite en passant au tout jetable, sans prendre en compte les limites planétaires
« Ce n'est pas la mission de l'hôpital d'installer des hôtels pour insectes et des ruches, c’est bien plus fondamental : créer des lieux privilégiés de sensibilisation aux liens santé-environnement, à notre rapport à la nature. » | Photo © CHU UCL Namur asbl.
Avoir un impact sur la société
Pour renforcer ce rôle d'effet boule de neige et d'effet bascule dans la société concernant les changements à adopter, deux approches sont privilégiées :
Organiser des conférences de sensibilisation sur le sujet
Par exemple, le 13 juin, le CHU UCL Namur a organisé
sur le site de Godinne les premières «Assises de la
transformation durable des institutions de soins»,
en collaboration avec le groupe Santé des Shifters*
Belgique.
Il y a eu des conférences phares sur le lien
climat-santé, avec Emmanuel André, une conférence
sur l'approche systémique de la transformation durable
dans les hôpitaux, des ateliers pratiques sur comment
calculer son empreinte carbone, sur la pédagogie de
la transition, sur la fresque du climat, sur toutes les interactions autour du changement climatique, suivies
de courtes présentations sur l'écoconception des soins
et enfin une table ronde. Ce genre d'événement est
important en termes de sensibilisation.
Stimuler la recherche autour des thématiques liées au
développement durable
« En tant qu’hôpital universitaire, initier de la recherche
fait partie de notre mission. Nous avons décidé de
nous focaliser pour le moment sur les micropolluants.
Suite à la prise d'un médicament, 70% se retrouve dans
les eaux usées. L'hôpital n'est pas l'unique problème,
mais c'est un endroit où sont consommées beaucoup
de molécules et où on peut illustrer les effets en
amont - comment réduire l'évacuation de tous ces
médicaments qui vont être excrétés via les urines, le
nettoyage, etc. - et en aval - toute la problématique de
l'épuration des eaux usées entre autres. Nous avons un
projet de recherche en cours sur la caractérisation de
nos effluents; un autre projet démarre avec un étudiant
en médecine qui consacre son TFE à "comment
intégrer dans le choix de nos médicaments les aspects
de persistance - toxicité – et de bioaccumulation dans
notre environnement."»
* Le Shift Project est un think tank en France qui a rédigé des rapports et des plans de transformation de l'économie française. Pour tous les secteurs essentiels de la société - aussi pour les soins de santé -, ils ont déterminé le plan à adopter pour les décarboner, notamment en travaillant sur chacune des parties avec des actions concrètes.
Les enjeux
En travaillant sur ces quatre aspects, le but est de répondre à deux enjeux principaux: (1) la décarbonation des soins de santé pour limiter nos émissions de CO2 mais aussi mitiger/réduire notre dépendance aux énergies fossiles, sachant qu’on ne pourra prochainement plus capitaliser sur une énergie carbonée et (2) éviter l'érosion de la biodiversité et nos pollutions, ce qui est lié en partie aux résidus médicamenteux dans les effluents mais aussi aux aménagements favorisant la biodiversité. Aux Journées d'Architecture en Santé (JAS), Pauline Modrie a présenté un projet de biodiversité réalisé sur le site hospitalier de Sainte-Élisabeth, choisi expressément parce qu'il est très urbanisé (cf. encadré).
« Ce n'est pas la mission de l'hôpital d'installer des hôtels pour insectes et des ruches, c’est bien plus fondamental : créer des lieux privilégiés de sensibilisation aux liens santé-environnement, à notre rapport à la nature. Quand on parle de développement durable, on peut rester dans la strate technique et penser qu'en décarbonant, tout ira bien. Mais cela ne fonctionne pas ainsi.
Il faut s'interroger sur le modèle de société voulu et le rapport à la nature désiré. Il faut presque aussi intégrer une approche philosophique dans tout cela et c'est un peu mon rôle dans l'hôpital en travaillant sur les quatre aspects cités: capitaliser sur les défis et les acquis, renforcer les bonnes pratiques et faire émerger des projets, renforcer la capacité d'action des collaborateurs et les collaborations, et avoir un impact sur la société, notamment avec la question de la recherche. Mon rôle est aussi d'aller chercher des financements pour des projets et j’établis régulièrement un cadastre de tous les appels à projets. En 3 mois, j'ai obtenu 94.000 euros de budget pour arriver à réaliser nos projets. Il y a moyen de créer une dynamique vertueuse autour du développement durable. »
Nous avons un important programme de formation afin de sensibiliser tous nos cadres au développement durable
Impacts en cascade
Sans opposer le dogme croissance-décroissance en évoquant les avancées thérapeutiques et diagnostiques des dernières années vs le développement durable, il est plus judicieux de parler de renforcer la circularité et une meilleure utilisation des ressources, toujours dans l’intérêt du patient avec pour objectif la qualité et la sécurité des soins. Par exemple, la dynamique de déprescription des médicaments dans l’intérêt du patient est aussi très importante, au niveau de son impact environnemental et de la qualité des soins. Car ce sont surtout les médicaments qui vont impacter le bilan carbone.
Faut-il dès lors revenir en arrière concernant le matériel
jetable?
« Oui, effectivement, il ne faut pas se le cacher,
j'appelle cela les initiatives "retour vers le futur". On est
allé trop loin, trop vite en passant au tout jetable, sans
prendre en compte les limites planétaires. Aujourd'hui,
on dit stop et on se rend compte qu’on ne faisait pas si
mal avant. De plus, il est vrai qu'on est passé au tout
jetable essentiellement pour une question de prix et
pas forcément pour une question de qualité. Mais ce
n'est pas parce qu'on est dans le réutilisable qu'on n'est
pas dans la qualité. Quand on aborde une thématique
d'écoconception, les gens la prennent souvent sous
l'angle des déchets, qui en fait ne représentent qu’une partie mineure de l'impact. Par contre, il est intéressant
de travailler sur les déchets parce que cela permet (1)
de prendre conscience de ce qu'on consomme, (2) puis
d'examiner la possibilité de remplacer la chose achetée
par une autre plus durable, (3) ou de la réutiliser et
(4) finalement peut-être la supprimer totalement, en
montant dans l'impact à chaque fois. »
Une fonction dans chaque hôpital ?
« Pour arriver à un grand changement de société, il faut qu’environ 5% de la population adopte le changement et en parle. Le CHU UCL Namur veut être dans ces 5%, pour notre hôpital et pour la société. » | Pauline Modrie
Pauline Modrie plaide pour l'engagement d'un conseiller en développement durable dans chaque hôpital. Il faut une personne qui pilote de manière stratégique pour obtenir l'effet boule de neige. «Le fait de rapporter à la direction générale me donne vraiment un levier d'action qui devient intéressant. Il faut garder le cap de la stratégie même si je suis très partisane du résultat et d’améliorer des petites choses qui permettent d’avancer.»
L'objectif final doit être un changement de culture et une montée en compétences. Le monde change d'époque et les personnes ont envie d'agir. Tous les aspects - formation, collaboration, recherche - aident à s'adapter. Zakia Khattabi, la ministre fédérale du Climat, de l'Environnement, du Développement durable et du Green Deal, s'est engagée lors de la COP 26 à atteindre une neutralité carbone en 2050. C'est l'objectif que nous avons tous au niveau de la décarbonation.
« Cependant, il ne faut pas travailler uniquement sur la décarbonation, il y a la biodiversité, les polluants chimiques, qui sont pour moi tout aussi importants et qu'il ne faut pas oublier. Il ne faut pas que nos politiques ne voient que l'aspect carbone parce que nous ne pouvons pas continuer à polluer l’eau en masse pendant des années sans générer d'autres soucis, notamment au niveau de la santé. Arriver à la neutralité carbone ne dépend pas que de l'hôpital, les firmes pharmaceutiques doivent aussi décarboner tous leurs processus, il faut que les autorités publiques nous accompagnent. »
« Au début, cela me frustrait énormément que tout le monde ne s'y mette pas. Maintenant, je sais que pour arriver à un grand changement de société, il faut qu’environ 5% de la population adopte le changement et en parle. Le CHU UCL Namur veut être dans ces 5%, pour notre hôpital et pour la société. »